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Préface
(suivie d'une petite mise à jour sur "Les
machines peuvent-elles penser?")
L'écoulement de l'information dans l'anneau
du monde matériel
Yves Kodratoff
J'ai interagi assez fortement avec la rédaction française
de cet ouvrage. Je suis parti d'une traduction "française"
de l'original roumain, et j'ai du remanier presque chaque phrase
afin d'obtenir une version réellement lisible pour un lecteur
français. Mais ceci n'a pas été malgré
tout mon principal travail. L'oeuvre originale, même
présentéeen bon français, aurait été
encore difficileà lire pour un simple "honnête homme".
Elle est écrite dans un style savant, chargé de
néologismes, avec quelques fois plusieurs néologismes
pour un seul concept. Mon but a donc été de faire
de l'oeuvre de Draganescu un ouvrage destiné au "grand
public", au moins à celui qui s'intéresse à
la philosophie des sciences. J'ai donc éliminé les
néologismes les plus rébarbatifs pour la langue
française, et je n'ai conservé que ceux qui m'ont
paru absolument fondamentaux à l'expression de la pensée
de Draganescu. J'ai ainsi gardé: "informatière",
"orthomatière", "orthoscience", "chronos",
et l'important concept de "structural-phénoménologique",
indispensable malgré sa lourdeur.
Avant d'expliquer un peu ces mots, il ne sera pas inutile que
j'explique mes motivations à faire ce travail. Après
tout, ce n'est pas exactement le rôle d'un directeur de
recherche au CNRS, spécialiste d'intelligence artificielle,
de mettre au propre un ouvrage sur la philosophie des sciences.
Il se trouve que Draganescu présente une proposition d'unification
des sciences tout à fait unique, et s'appuyant sur une
vue originale de la science. Comme il le dit lui même, il
représente une tentative de "passage d'un matérialisme
atomiste à un matérialisme informationnel".
Jusqu'à présent, en effet, c'est une vue "einsteinienne"
de la science qui prévaut très largement: le problème
principal est celui de l'énergie. Même la vie politique
(au sens le plus noble du terme) est imprégnée des
problèmes énergétiques dont les centrales
nucléaires, ou le mouvement écologique ne sont qu'aspects
particuliers. De la même façon, ce sont des "énergéticiens",
par exemple des astrophysiciens, qui sont le plus souvent chargés
d'expliquer les mystères de notre univers. Draganescu est
le premier scientifique que je rencontre à proposer une
alternative constructive à cette vue de la science: pour
lui le rôle le plus important revient à l'information,
avant l'énergie, et il construit un modèle de l'univers
en accord avec cette vision. En somme, au lieu de spéculer
sur les trous noirs et autres problèmes énergétiques,
il spécule essentiellement sur l'ADN et l'intelligence
artificielle, sans oublier les trous noirs, bien sûr. Voilà
naïvement pourquoi j'ai entrepris ce travail d'aider à
propager la pensée de Draganescu: il donne une importance
unique à mon domaine préféré de recherche.
D'ailleurs, on peut toujours se demander en lisant un ouvrage
comme celui-ci:" Mais qu'en pense réellement le spécialiste
du domaine?", et bien j'ai voulu rajouter le point de vue
du spécialiste d'intelligence artificielle au sein des
idées plus philosophiques de Draganescu. De nombreuses
notes en bas de page présentent ce point de vue dont je
peux annoncer déjà qu'il raffine souvent la pensée
de Draganescu, mais qu'il ne la contredit jamais. En parallèle,
il donne la même importance à la biologie moléculaire
dont je connais fort peu de chose, mais que lui connaît
bien, si bien qu'à nous deux nous nous complétons
pour présenter une opinion scientifique, hélas non
incontournable, mais au moins assez fortement fondée.
Une deuxième motivation tient en ce que, dans son unification
de la pensée scientifique, Draganescu souligne constamment
le rôle capital, et proprement humain, de la pensée
non formelle et créative, opposée à la pensée
formelle et non créative. De fait, je vis ce dilemme au
jour le jour dans ma vie de scientifique, c'est pourquoi Draganescu
pose ici un problème qui est certes classique, mais qui
mérite plus d'attention. Il est pourtant frappant de constater
que, dans mon domaine au moins, la question de la formalisation
est absolument capitale, parce que, justement, l'intelligence
artificielle ne formalise pas suffisamment ses résultats,
du moins au goût des autres scientifiques, et se trouve
de ce fait en but aux attaques permanentes des chers collègues.
En France, l'intelligence artificielle est le plus souvent en
position de faiblesse, étant jugée par des spécialistes
de disciplines concurrentes, et donc on ne peut tirer de lois
générales de faits qui peuvent toujours être
interprétés comme des choix de politique scientifique
opposée. Par contre, aux États-Unis, où l'intelligence
artificielle est souvent en position de force, on constate tout
à fait la tendance que je signale: dès qu'un spécialiste
d'intelligence artificielle est capable d'exprimer ses découvertes
dans un langage au moins proche de celui utilisé par les
autres scientifiques (mathématiciens, informaticiens théoriques,
statisticiens, automaticiens, etc.), il devient brusquement un
étoile du domaine, alors que ceux qui en sont incapables
sont regardés avec suspicion. C'est à lui à
qui on fera confiance pour décider des promotions, du recrutement,
et non aux autres. Si les applications industrielles abondent,
alors on tord le nez en disant que tel thème de l'intelligence
artificielle est plus une technologie qu'une véritable
science. En France, j'ai pu aussi constater cette même attitude
en discutant avec de plus jeunes collègues, qui n'ont certainement
pas de "politique scientifique" consciente. Leur raisonnement
est d'une grande simplicité: il s'intéressent à
l'intelligence artificielle, mais "les statistiques sont
tellement mieux formalisées!". Je veux dire par là,
qu'innocemment, ils appuient leur préférence sur
le seul critère de la formalisation. J'avoue effectivement
préférer l'intelligence artificielle sur le critère
inverse, celui de la créativité, et ce malgré
une formalisation inférieure (ce que je regrette malgré
tout, même moi). C'est pourquoi j'ai trouvé le point
de vue de Draganescu si rafraîchissant, après des
années de lavage de cerveau pro-formel.
Une troisième motivation, plus personnelle, est la suivante.
Il se trouve qu'en dehors de mon travail, j'ai des contacts très
profonds avec plusieurs types de mysticismes, nommément
le shiatsu venu du Japon, le chamanisme venu des indiens d'Amérique,
la mystique nordique venue de "chez nous" (et malheureusement
terriblement violentée par le nazisme). Je dis bien, en
dehors de mon travail, car à mon avis ce sont là
des types différents de pensée, des formes différentes
de communication entre humains. J'utilise la pensée scientifique
dans mon effort mystique uniquement pour éliminer les grossières
mystifications dont les mystiques, dits de tout poil, sont coutumiers,
et ne faire confiance qu'à mon expérience personnelle.
Je n'utilise la pensée mystique dans mon effort scientifique
que pour le replacer dans une perspective plus globale que l'avancement
dans le grade de directeur de recherche. Je serais tout à
fait incapable, par exemple, de prendre une position scientifique
pour des raisons mystiques, tant ces formes de pensées
sont différentes. Pour faire un peu grossièrement
court, la pensée scientifique veut du reproductible sans
émotions, alors que la pensée mystique veut de l'émotion
sans s'intéresser beaucoup à la reproductibilité:
une expérience unique mais "forte" est suffisante.
Or, on le sait bien, il est encore très à la mode
(bien que cela ait (re)commencé il y a quelque vingt ans.
Il y a une centaine d'années, on disait plutôt: "Voyez,
les grands savants sont aussi de grands mystiques", sans
aller jusqu'à déclarer qu'ils utilisaient le même
type de raisonnement pour les deux attitudes) de déclarer
qu'ultimement la pensée scientifique et la pensée
poétique, ou mystique, coïncident, spécialement
quand la pensée scientifique s'élève à
des hauteurs suffisantes. Ceci contredit tellement mon expérience
de tous les jours en tant que scientifique (voir plus haut, mes
réflexions un peu désabusées sur l'importance
du formalisme en Science), et aussi mon expérience mystique
personnelle, que je ne vois pas comment commencer à accepter
ce point de vue. De plus les ouvrages les plus marquants de cette
tendance, comme le "Tao de la physique" ou le "Zen
et l'art de réparer les motocyclettes" argumentent
essentiellement sur le fait que la créativité et
idendtification à l'objet de son étude sont nécessaires
en Science comme en Poésie. Ceci est évidemment
vrai, mais dès que l'acte créateur est fait en Science,
l'ensemble de la pensée scientifique est justement de gommer
cet aspect créatif, de se "distancier" de l'objet
de l'étude, pour en faire un élément rationnellement
déductible d'une théorie plus large, et donc de
s'éloigner à grande vitesse de tout ce qui peut
être mystico-poétique. Draganescu, dans sa tentative
d'unification des sciences, tente bien en effet d'unifier pensée
logique et pensée mystique, et ce dans la notion de "phénoménologique",
dans ce qu'il appelle la "conscience mentale": ce par
quoi l'esprit conscient est en contact avec la substance primitive.
Mais on voit bien qu'il distingue soigneusement la pensée
formelle (qu'il appelle "structurale" parce qu'elle
s'intéresse essentiellement à construire des structures),
de la pensée créative, "phénoménologique",
et il plaide pour une pensée "structurale-phénoménologique"
qui synthétise créativité et formalisation.
Cependant, et en opposition avec la tendance évoquée
plus haut, il ne prétend que les phénomènes
sociaux, psychologiques, poétiques, relationnels entre
humains, et même ceux relevant de l'irrationnel: superstitions,
mysticisme, croyances religieuses, soient unifiés dès
à présent dans une théorie qui montrerait
qu'ils sont tous de même nature. Il pose les bases pour
qu'ils puissent l'être dans le futur, et, dans l'immédiat,
il se contente de construire un langage permettant de parler de
tous ces phénomènes de façon cohérente.
Ainsi, on pourra montrer à la fois leurs liens et leurs
différences. En d'autres termes, il suppose justement que
science et humanisme ne sont pas réconciliés, et
il propose un langage unifié permettant de parler de leurs
différences. Jamais Draganescu ne dit que Science et Poésie
se confondent, il décrit plutôt un cadre dans lequel
on peut mieux exprimer leurs relations. Draganescu présente
donc, encore une fois d'une façon constructive, les liens,
et les différences, qui existent entre la Mystique et la
Science. J'espère avoir montré plus haut que cette
position est de fait très originale dans la philosophie
moderne des sciences, quoiqu'on en dise souvent.
Avant d'expliquer un peu rapidement les mots utilisés
dans la suite de ce livre, je dois avouer avoir un goût
prononcé pour le type de plaisanterie par laquelle on ramène
un long discours à une phrase toute simple: "En somme,
vous voulez dire que ...". Je vais maintenant donner libre
court à ce penchant pour décrire l'ontologie (c'est
dire le vocabulaire, le sens des mots et les relations entre les
mots du vocabulaire) de Draganescu. La figure 1, ci-dessous, est
une représentation schématique de cette ontologie.
Dans le but d'unifier les diverses façons de penser, Draganescu
donne une description originale, et quelque fois un peu complexe
de la structure de l'univers complet (comprenant le rationnel
et l'irrationnel). En gros, il admet que l'information est un
des composants originaux de l'univers, au même titre que
la matière et l'énergie des physiciens.
Figure 1. Vue simplifiée de l'ontologie de Draganescu.
L'anneau du monde matériel est constitué
par le circuit allant de la matière profonde à la
pensée consciente, qui retourne à la matière
profonde comme indiqué ci-dessus.
Cette description, bien évidemment, ne s'appuie pas sur
quelques résultats objectifs de l'astrophysique. Elle n'est
qu'une hypothèse dont Draganescu s'efforce de montrer trois
propriétés. Premièrement cette hypothèse
est minimale, c'est à dire qu'on ne peut lui enlever une
composante sans que tout s'effondre. Deuxièmement, cette
hypothèse est cohérente avec la science moderne.
Troisièmement, elle permet d'expliquer certaines contradictions
auxquelles s'est heurtée la philosophie de la science,
contradictions encore plus criantes de nos jours. On voit donc
qu'il ne prétend jamais donner une description factuelle,
mais un ensemble d'hypothèses cohérentes.
La pensée de Draganescu est résolument matérialiste
(quoiqu'informationnelle), en ce sens qu'il suppose qu'au début
était la matière originelle, informe, et éternellement
immuable par elle-même. Il appelle cette matière
originelle: la matière profonde de l'univers. Selon
la pensée classique, il associe aussi une énergie
profonde à cette matière. La matière profonde
contient deux composantes principales: l'informatière
et l'orthomatière. L'orthomatière est la
partie matérielle de la matière profonde. L'informatière
est la partie informative de la matière profonde.
Cette matière profonde n'est en réalité pas
vraiment immuable. En fait, l'informatière est soumise
à des sortes de vibrations internes, que j'ai appelées
des phénomènes informationnels de la matière
profonde (Draganescu les appelle des "orthosens", et
il les définit bien comme des phénomènes
informationnels de la matière profonde, je n'ai rien inventé,
il m'est apparu simplement plus clair d'éviter ce néologisme).
Ces phénomènes informationnels, agissant sur l'orthomatière,
l'organisent et créent des univers, soumis aux lois classiques,
dites lois structurales, de la physique de ces univers.
L'orthophysique est la science qui s'occupe de décrire
l'orthomatière (et ses interactions avec l'informatière),
tout comme la physique s'occupe de décrire la matière.
Le phénoménologique décrit les phénomènes,
c'est à dire ce qui est en train de se passer. Dans cet
ouvrage, on ne parlera que du phénoménologique relatif
aux phénomènes se produisant dans la matière
profonde. Il s'oppose ainsi au structural, qui décrit
comment la substance s'organise. Un phénomène peut
se produire en l'absence d'une structure. Une structure est toujours
le résultat d'un phénomène. Bien entendu,
un phénomène peut se produire au sein d'une substance
qui a déjà été structurée.
Une science qui décrit à la fois les phénomènes
et les structures s'appelle une science structurale-phénoménologique.
Comme nous l'avons dit, les phénomènes informationnels
de la matière profonde sont une sorte de vibration. Celle-ci
doit bien se passer au sein d'un cadre de nature spatio-temporelle.
C'est pourquoi Draganescu admet l'existence d'une substance
matérielle immuable dans la matière profonde, c'est
une sorte d 'espace sans limites ni dimensions. Il doit aussi
admettre l'existence d'une sorte de temps, le chronos,
qui est aussi un temps sans limites, sans orientation ni intervalles.
Substance profonde et chronos ne sont que les substrats (instructurés
évidemment) de la matière profonde et des phénomènes
informationnels.
Il existe encore un phénomène important dans la
matière profonde, c'est sa tendance fondamentale "exister".
Ainsi la matière profonde est soumis à une sorte
de tension interne, tout aussi informe que le chronos et la substance,
qui est d'exister. En fait, cette tendance à exister se
manifeste sous trois formes différentes. La matière
profonde peut exister en soi, c'est à dire exister
en substance, exister de soi, c'est à dire en provoquant
des phénomènes qui vont interagir avec d'autres
substances, et exister au-dedans de soi, qui décrit
l'aptitude à créer des phénomènes
qui vont se manifester à l'intérieur de soi-même.
Enfin, quand les phénomènes informationnels auront
créé des univers, que la vie intelligente se sera
développée sur ces univers, les phénomènes
de créativité des organismes conscients de
ces univers (Draganescu appelle ces organismes conscients des
"archèmes", autre néologisme que j'ai
évité) se font en interaction directe avec la matière
profonde. Ceci boucle un cercle d'interactions que Draganescu
appelle l'anneau du monde matériel. L'information
naît encore bien fruste dans la matière profonde,
elle se raffine par des procédés biologiques, puis
par des procédés intellectuels, pour enfin être
à nouveau capable d'agir directement sur la matière
profonde, créant ainsi des univers nouveaux dans lesquels
le même cycle va prendre place. Ainsi, à mon sens,
s'écoule l'information dans l'anneau du monde matériel.
Voilà donc un petit vocabulaire, qui peut être vu
comme une introduction au glossaire fourni par Draganescu à
la fin de l'ouvrage. Avec ce vocabulaire, je crois sincèrement
que toute personne raisonnablement au fait de l'actualité
scientifique et philosophique sera capable de lire l'ouvrage de
Draganescu (et mes notes en bas de page) sans trop de difficulté.
Les machines peuvent-elles penser ?
Depuis que les machines existent, on a voulu trouver des critères
pour distinguer la pensée artificielle de la naturelle.
L'ensemble des notes en bas de page de cet ouvrage présentent
progressivement une argumentation relative à ce problème
et illustrent comment les machines pensent ou inventent ou comprennent
à l'heure actuelle. Le "test de Turing" (familièrement
appelé TT par les anglo-saxons) constitue une référence
obligée quand on considère la possibilité
pour les machines de penser. Il peut se résumer ainsi:
soit un ensemble d'interlocuteurs communicant par des moyens symboliques
(consoles d'ordinateurs par exemple). Supposons que cet ensemble
contienne un ordinateur. Alors il aura passé TT si ses
interlocuteurs sont incapables de faire la différence avec
les humains. Le débat sur TT continue au sein de la communauté
"philosophico-informaticienne" et je voudrais donner
ici une idée de l'état de l'art des dernières
discussions sur ce sujet. Je ne voudrais pas que le lecteur quitte
ce livre sans savoir ce qu'est le test de "la chambre chinoise"
et "le test de Turing total" (TTT), et je donnerai à
la fin mon opinion sur ce problème. Je me suis essentiellement
inspiré d'un débat publié en juin 93 par
une nouvelle revue "Think". A l'origine, cette revue
voulait créer un débat sur les liens entre le connexionnisme
et le symbolisme, débat qui tourna très vite à
la façon dont les machine peuvent penser.
Le point de départ de l'argumentation est celui de la
"chambre chinoise" de John Searle (1984). Supposons
qu'un humain ne parlant pas un mot de chinois soit placé
dans une chambre ("chinoise") contenant des paniers
pleins de signes chinois. Supposons qu'un livre en français
lui dise comment manipuler ces symboles en s'appuyant seulement
sur la forme de ces symboles, par exemple "prendre un symbole
avec une petite boucle en haut et à droite dans le panier
n°5, et le placer à gauche d'un symbole du panier
n°3, avec deux petit traits parallèles à gauche
au milieu etc.". Supposons qu'ainsi notre humain soit capable
de répondre à des questions en chinois. C'est exactement ce qu'un
programme d'ordinateur fait, et pourtanton dit toujours de l'humain qu'il ne
comprend pas le chinois.
Searle a précisé son argument ensuite dans un article
du Scientific American n°262, 1990, pp. 26-31 sur trois
points. D'abord, il ne prétend pas que les ordinateurs
ne peuvent pas penser, mais qu'il ne faut pas confondre manipulation
symbolique et pensée, c'est à dire que la manipulation
de symboles n'est pas suffisante pour garantir la pensée.
Deuxièmement, il ne dit pas que seul le biologique peut
penser (exactement au contraire de Draganescu), mais qu'actuellement
les systèmes biologiques sont les seuls que nous connaissions
et qui pensent. Troisièmement, si jamais les ordinateurs
pensent ce n'est pas parce qu'ils ont une "psychologie"
insoupçonnée, mais parce que la pensée se
réduit à ça.
Ainsi, Searle rejette catégoriquement la définition
comportementale de la pensée: "pense ce qui se comporte
de sorte qu'un humain croit reconnaître un comportement
humain". On voit que le problème s'est maintenant
déplacé, on ne dit plus "jamais un machine
ne fera cela", ce qui dit aussi implicitement que lorsqu'elle
saura le faire, alors ce sera une machine pensante. On s'intéresse
beaucoup plus à la façon dont le processus se passe,
avec une nette méfiance pour les simples manipulations
de symboles.Cet argument repousse donc tout un courant de pensée, dit
symboliste et calculatoire ("computationalism"), au
profit d'un courant nouveau, dit connexionniste (voir aussi cet
ouvrage, chapitre 4).
Dans cette revue, l'auteur invité principal, Harnad, remarque
qu'on peut rejeter l'argument de la chambre chinoise sous plusieurs
prétextes, par exemple en soutenant qu'une implémentation
humaine d'un programme d'ordinateur ne prouve rien. En effet,
une implémentation n'est pas indépendante du matériel,
le matériel humain n'est pas comparable à celui
d'un ordinateur, donc les causalités chez l'humain sont
essentiellement différentes des causalités dans
une machine. Harnad rejette cet intéressant argument sous
le prétexte qu'il donne une sorte d'âme à
la machine, dont on attend encore une définition plus précise.
En fait, tout se ramène au problème de la fondation
des symboles ("symbol grounding"). En effet, l'argument
de Searle trouve sa force dans le fait que notre humain, tout
comme l'ordinateur, ne donne aucun sens aux symboles (ils sont
"sans fondements"), il ne les reconnaît que par
la description de leurs formes.
Pour prendre en compte cet aspect fondamental, Harnad propose
un nouveau test, qu'il appelle le TTT ("Total Turing Test").
Dans le test de Turing, seule la communication symbolique est
concernée, alors que dans le TTT on demande à la
machine d'être indifférenciable d'un humain au point
de vue de la communication symbolique, et du point de vue des
capacités robotiques: capacités à reconnaître
et à manipuler des objets. L'argument de Searle ne s'applique
alors plus, car lorsque l'humain simulant le robot "intelligent"
voit un caractère chinois et l'interprète, alors
il a bien "vu" ce caractère, ou bien sinon il
ne peut pas le reconnaître du tout. On remarquera que cet
argument est très particulier à la chambre chinoise,
et aussi un peu contre-intuitif: en somme pour lutter contre un
argument limitant l'intelligence des machines, on exige d'elles
des capacités supplémentaires considérées
comme secondaires du point de vue de l'intelligence. D'un autre
côté, nous reviendrons là-dessus, on sait
bien que les problèmes de reconnaissance de formes sont
extrêmement difficiles (on a des ordinateurs qui raisonnent
très bien, aujourd'hui, mais ils "voient" encore
très mal). On sait aussi que l'intelligence purement abstraite
est un mythe, et que le sensori-moteur est de première
importance. En d'autres termes, Harnad exige que les symboles
soient fondés sur des expériences sensori-motrices
pour accepter une manifestation comme celle d'une véritable
compréhension.
Il conclut en soutenant que seul le neuronal peut créer
des systèmes qui soient capables de manipuler des objets
symboliques fondés. En fin de compte, Harnad présente
un point de vue mixte, symbolique-neuronal dans lequel chacun
est important pour créer une compréhension véritable.
Dans la revue "Think", l'article de Harnad est suivi
d'une série de treize réponses, elles-mêmes
suivies d'une réponse de Harnad. Pour résumer, disons
que les objections sont les suivantes:
- la nécessité d'assurer une fondation aux
symbolesest justifiée mais ce n'est pas le connexionnisme qui apporte
la solution;
- les réseaux connexionnistes ne sont qu'une autre forme
de calculatoire, et même de symbolisme;
- le calculatoire ne se limite pas à la manipulation
formellede symboles;
- pour bien fonder un symbole, il n'est pas nécessaire
de travailler sur un monde physique, un monde virtuel (donc ultimement
symbolique) est suffisant;
- les ordinateurs sont plus complexes que l'expérience
simple de la chambre chinoise ne le fait croire. Donc, le symbolique
calculatoire, une fois niché dans les circuits imprimés,
prend une dimension autre;
- les symboles ne sont pas si détachés du
réelque Harnad veut bien le dire, et ce n'est peut seulement un
réseauneuronal qui est capable de les y attacher, n'importe quel
systèmede liaison au monde réel est suffisant;
- il n'est pas du tout clair qu'on puisse implémenter
un système qui comprenne le chinois seulement à
partir de manipulation symboliques, et sans faire appel à
la sémantique des mots du chinois, c'est à dire
sans les "fonder" d'une certaine façon.
Mes propres arguments sont d'une nature tout à fait différente.
Je constate que l'argument principal de cette discussion provient
d'une réflexion philosophique, celle de Searle, et non
d'une analyse des résultats (et des échecs) de la
science censée créer une machine passant TT, l'intelligence
artificielle. Et ce sont les résultats de l'intelligence
artificielle elle-même qui montrent bien que le test de
Turing doit être complété.
Tout d'abord, il faut bien remarquer que Turing n'a jamais défendu
aux interlocuteurs humains de tendre des pièges à
la machine, et je me fais fort (avec l'aide d'un traducteur chinois)
de mettre la machine en état de "machinerie"
patent en lui posant quelques questions un peu anormales, comme
nous verrons un exemple plus bas. D'autre part, Turing n'a jamais
défendu que l'ordinateur soit doué de capacités
robotiques. En fin de compte, le "TTT" de Harnad différe
d'un simple TT (où la communication doit se faire uniquement
par le langage), pour lequel on a explicité une composante
de l'intelligence, la sensori-motricité. D'ailleurs, en
effet, l'expérience de l'IA a montré que le simple
fait de voir, d'entendre, comme les humains le font, sont des
manifestations d'une intelligence plus complexe qu'on ne croit:
voir et entendre font appel à toute notre culture - ce
n'est pas pour rien que seuls les pharmaciens peuvent lire les
ordonnances des docteurs. Ainsi, l'exigence de Harnad de considérer
un "TTT" est inscrite dans les échecs répétés
de l'intelligence artificielle à créer des systèmes
qui entendent ou voient vraiment bien.
Pour revenir à la chambre chinoise, supposons qu'au milieu
des caractères chinois, un loustic (pour la pureté
de TT, le loustic doit être un étranger aux interlocuteurs
de la machine, mais ça ne change rien au fond) glisse quelque
objet, disons gluant. L'ordinateur doit être évidemment
capable de communiquer son étonnement sinon il sera prit
en flagrant délit de "machinerie". Harnad est
plus propre que moi en parlant d'un Bouddha, mais l'argument est
très semblable.
En fait, je préfère utiliser un test plus linguistique,
ne nécessitant pas de loustic additionnel, je l'appelle
"les actions simultanées". Supposons qu'un des
interlocuteurs transmette à la machine testée la
phrase: "J'ai conduit ma voiture de Paris à Lyon sans
cesser de me gratter la tête" (en chinois ou tout autre
langage). La réponse de l'ordinateur devrait être
l'équivalent symbolique de quelques grognement vaguement
dégoûtés pour qu'il paraisse humain. Supposons
maintenant qu'un des interlocuteurs transmette à la machine
testée la phrase: "J'ai conduit ma voiture de Paris
à Lyon sans cesser de me gratter les pieds". La machine
doit s'étonner hautement de cette performance si elle veut
passer pour humaine. On peut supposer qu'on a dit qu'il n'était
pas possible de conduire en se grattant les pieds (quoique ...
pour quelqu'un de souple et d'imprudent ce soit possible pendant
un temps très court, vous voyez la quantité d'information
que nécessite ce simple problème), mais on ne peut
pas tout dire sur ce qui peut arriver en même temps qu'autre
chose, ou ce qui ne peut pas coexister! Il faudrait alors dire
aussi qu'on ne peut pas du tout se gratter la tête en nageant
la brasse papillon, mais qu'on le peut, brièvement, en
nageant le crawl etc. En évaluant le nombre de verbes d'action
à 10 000 = 104, en évaluant
le nombre de places où ces actions s'exercent à
aussi 104 (ce qui est sans doute bien en
dessous de la réalité puisqu'on peut gratter mille
places sur soi-même, mais on peut aussi gratter la terre,
un mur, quel sorte de mur etc.), ceci nous fait au bas mot 108
action détaillées, qui en se combinant deux à
deux donnent, et certaines trois à trois, disons un total
de 1020. Chacune de ces 1020
combinaisons doit être modulée par des possibilités
et des conditions exprimant leur conditions. On voit que la base
de données nécessaire à entreposer toute
cette information est gigantesque, et sa gestion est impossible.
C'est pourquoi il sera plus simple d'avoir un robot capable d'exécuter
les actions en questions, ou de simuler leur exécution,
afin de savoir ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. D'ailleurs
un humain n'ayant jamais nagé ni vu nager n'est pas sensé
être capable s'imaginer toute les contorsions possibles
d'un nageur, et certaines erreurs peuvent être très
humaines. L'interlocuteur testant l'humanité de la machine
peut vérifier la "validité" de certaines
erreur en demandant si le testé a ou non pratiqué
telles activités. C'est bien pourquoi un ordinateur tentant
TT sera sensori-moteur ou l'échouera, même si la
communication ne se fait que par le langage.
D'autre part, je pense que pour tester un comportement intelligent,
le "TTT" est loin d'être suffisant, principalement
pour deux raisons.
La première raison est qu'un système intelligent
doit être adaptatif. Par exemple, dans la chambre chinoise,
si un caractère est mal formé ou incomplet, alors
un système intelligent, soit-il humain ou non, doit être
capable de reconstituer le bon signal. L'intelligence artificielle
travaille très dur sur ce type de problème, en particulier
dans ma communauté, celle de l'apprentissage automatique.
Je puis attester que nous sommes encore très loin d'avoir
implémenté des comportements adaptatifs bien intelligents.
Ainsi, il faudrait que la machine passe le ATTT (adaptatif - TTT)
pour qu'elle puisse être reconnue intelligente. Un philosophe
peut s'imaginer (je rapporte ici un argument qui m'a été
réellement opposé) qu'on peut prévoir toutes
les situations possibles et qu'on se passera ainsi d'apprentissage.
Bien entendu, c'est faire montre d'une grande ignorance quant
à la difficulté de l'adaptabilité: ici encore,
comme pour les actions simultanées, les situations nouvelles
sont d'une infinie variété et il est impossible
de les épuiser toutes.
La seconde raison est que ce n'est pas le comportement qui compte
tellement, même un ATTT n'est pas suffisant. Ce qui compte
ce sont les explications fournies par le sujet sur son comportement.
Juste après que les premiers systèmes experts soient
nés, on a tout de suite reconnu que l'explicabilité
était une composante nécessaire à une machine
intelligente (Clancey, 1983; une revue récente est donnée
par Swartout et Moore, 1993). Une première raison est de
nature pédagogique, car on désirait utiliser ce
système expert pour enseigner. Les explications fournies
par la première version étaient tellement mauvaises
qu'il a fallu repenser la structure du système expert.
Une autre raison est qu'un système expert non explicatif
est très difficile à maintenir par d'autres que
par son créateur. Pour revenir encore à la chambre
chinoise, l'interlocuteur humain pourrait demander à la
machine pourquoi elle a écrit telle phrase. D'après
l'argument de Searle, elle ne pourrait que répondre "Parce
que mes instructions me disent de mettre tel signe à la
suite de tel autre etc.", et elle échouerait TT immédiatement.
L'ultime test de Turing est celui où un ordinateur est
capable d'expliquer son comportement à un humain, de sorte
que l'humain pense que la machine s'explique bien comme un humain.
C'est donc un "ATTTE" dont on a besoin (adaptatif -
test de Turing total explicatif), pour réellement tester
les capacités intellectuelles d'une machine de façon
objective.
En passant, je voudrais signaler quelques résultats intéressants
obtenus par Knight et Gil (1991). Ils ont construit un système
mixte, neuronal et symbolique. La partie neuronale faisait l'apprentissage
et prenait ensuite les décisions. La partie symbolique
ne faisait qu'expliquer ces décisions. Le système
symbolique était donc une sorte de sophiste capable d'expliquer
une chose et son contraire de façon aussi convaincante.
Cette étude intéressante du point de vue philosophique
a été unanimement rejetée par la communauté
de l'IA à cause des arguments sophistes symboliques. On
voit bien que cette communauté cherche à construire
des machines qui s'expliquent "sincèrement",
sans argumenter dans le vide comme les humains le font si bien.
Pour couronner le tout, il faut bien dire que cet "ATTTE"
est encore très loin d'exister, au moins pas avant des
dizaines d'années. Pour moi, c'est une sorte de licorne:
je sais ce qu'est un cheval, je sais ce qu'est une corne, cela
ne me donne pas le droit de discuter sur la couleur des yeux de
la licorne. Et, pour conclure sur une note gaie, en imaginant qu'un tel ATTTE
existe, il n'est pas certain qu'il passe TT si aisément.
Il risque d'être tellement intelligent, sérieux,
pompeux, sûr de lui, ennuyeux, qu'il sera repéré
immédiatement!
- Turing A. M. "Computing Machinery and Intelligence",
Mind 59, 433-460, 1950.
- Searle J. R. Minds, brains & science, Penguin books,
London 1984.
- Clancey W. "The Epistemology of a rule-based expert system:
A framework for explanation", Artificial Intelligence
20, 215-251, 1983.
- Swartout W. R., Moore J. D. "Explanations in second generation
expert systems", in Second generation expert systems,
David J. M., Krivine J. P., Simmons R. (Eds.), Springer-Verlag,
Berlin, 1993.
- Knight K., Gil Y. "Automated Rationalization", Proc.
First International Workshop on Multistrategy Learning, pp.
281-288, published by AI center, GMU, Fairfax VA, 1991.
[Table des matières]
[Préface]
[Chapitre 1]
[Chapitre 2]
[Chapitre 3]
[Chapitre 4]
[Chapitre 5]
[Chapitre 6]
[Chapitre 7]
[Chapitre 8]
[Chapitre 9]
[Chapitre 10]
[Chapitre 11]
[Chapitre 12]
[Chapitre 13]
[Glossaire]
[Références bibliographiques]