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Chapitre 13
Les Tendances du Devenir
L'homme organise sa vie intellectuelle autour de certains états
de conscience et d'idées. Les uns sont très profonds,
proches de ses racines spirituelles dont il ne peut d'aucune manière
se détacher. D'autres, les idées, naissent dans
les couches culturelles de son esprit, tout en étant plus
ou moins ancrées dans ses racines spirituelles.
Son sentiment du cosmique appartient à la première
catégorie, c'est en fait une conscience d'appartenance
aux phénomènes de l'univers toute entier. La solidarité
de l'homme avec le cosmos reflète en quelque sorte son
sentiment cosmique. Une longue tradition dans la pensée
roumaine en témoigne, ainsi qu'en font preuve la poésie
populaire et savante, de même qu'une tradition universitaire
bien établie.
Mais il est évident qu'à lui seul, le sentiment
du cosmique ne suffit pas dans l'organisation spirituelle de l'homme.
Car l'homme a besoin d'agir et d'idées concernant l'action
en soi. Il lui faut aussi de la sagesse et un sentiment intégrateur
de sa spiritualité.
Le sentiment cosmique ne pousse pas à la passivité,
au contraire il incite l'homme à prendre une part active,
en tant qu'agent cosmique et agent historique, à la vie
sociale et à la vie de l'univers. De quel côté
diriger son action, voilà ce que le sentiment cosmique
ne lui indique que très vaguement, mais tout de même
de ce "très vaguement" découlent une partie
de ses aspirations, de ses tendances qui vont se transformer en
buts, idées, projets, objectifs et, finalement, en actes.
Pour tout dire, le sentiment cosmique n'est pas disjoint des tendances
mêmes de la matière et c'est peut-être à
partir de là que l'homme pourrait distinguer une partie
de celles qui, naturellement, lui reviennent.
Nous avons montré déjà l'importance d'une
information phénoménologique dans les couches profondes
de la matière, différente de l'information structurale.
En l'analysant encore plus finement, on s'apercevrait même
que l'information structurale ne saurait apparaître en société
sans l'impact de l'information phénoménologique
sur l'esprit humain, celle-ci étant intimement reliée
à la matière profonde. En dernière instance,
la société même ne saurait être expliquée
sans l'existence de la part informationnelle de la matière
profonde. Ce raisonnement pourrait être poursuivi en soutenant
que la matière même serait un non sens si elle ne
comprenait pas de part informationnelle. Ce fait que l'on admet
plus facilement en ce qui concerne la matière animée
doit être considéré aussi pour la matière
inanimée car celle-ci provient également de la matière
profonde, avec cette différence que l'information phénoménologique
contenue dans la matière inanimée n'a plus la possibilité
de se renouveler, de se transformer. Immuable, elle réside
à la base des lois de la physique. Mais, avant de donner
lieu à une loi physique, l'information phénoménologique
obéit aux mêmes tendances de la matière profonde
que celles qui se manifestent dans les organismes vivants. Les
lois physiques d'un univers naissent de ces tendances de la matière
profonde qui contribuent à l'évolution des organismes
vivants. Car la matière, qu'elle se trouve sous l'emprise
des lois physiques, ou qu'elle soit à côté
de ces lois, obéit immanquablement aux tendances de son
comportement phénoménologique.
Notre univers s'est formé à la suite d'une tendance
physique phénoménologique de la matière profonde
et il se conforme à cette tendance. A l'origine, une tendance
primordiale a déterminé le déploiement de
la matière en un anneau du monde matériel qui, à
certain moment, boucle sur lui-même par le retour dans la
matière profonde de la matière déployée
dans l'univers, après quoi la même tendance produit
un nouvel anneau du monde matériel, donc un nouvel univers
qui, cette fois, est plutôt créé qu'engendré
inconsciemment. Dans un déploiement comme celui-ci, le
rôle important appartient conjointement à l'univers
et à la conscience qu'il a produite. Pour cette raison,
la raison primordiale à laquelle l'univers est soumis peut
être qualifiée de tendance existentielle de l'univers,ou encore
tendance du devenir cosmique, c'est-à-dire
en essence celle de créer en permanence un univers nouveau,
d'ouvrir un nouvel anneau du monde matériel, appelée
par la suite tendance (I).
Pour que cette tendance arrive à s'accomplir il faut un
mélange de déterminisme, d'heuristique et de créativité.
Considérons le déterminisme: l'Univers (physique)
suit l'impulsion de la tendance (I) qui se prononce indirectement
par la manifestation des lois aveugles et formelles mais grandioses
de la matière inanimée déployée dans
l'Univers. Cependant, le lancement d'engins spatiaux de la Terre
sur la Lune et vers les planètes du système solaire
n'est pas l'effet d'une loi de la physique mais d'un agencement
entre la conscience de l'homme et les lois de la physique. Sans
l'action de l'homme, jamais des engins partant de la Terre ne
se seraient élancés d'eux-mêmes, dans l'espace
intersidéral. Or, l'homme n'est pas déterminé
par les lois physiques seulement, mais aussi par ses propriétés
informationnelles parmi lesquelles se trouvent aussi les manifestations
des tendances phénoménologiques de la matière
profonde. La vocation de l'homme à répondre à
l'appel de l'espace intersidéral ne lui vient pas des lois
formelles de l'univers mais d'une curiosité innée
de son esprit dans les tréfonds duquel agissent peut-être
les lois des tendances fondamentales de la matière. Ainsi,
la connaissance et la création pourraient être considérées
comme des conséquences de la tendance (I) de l'univers.
Mais pour aboutir à la connaissance et à la création,
il a fallu une longue évolution biologique conduite par
cette même tendance fondamentale! Chaque organisme vivant
est en définitive une manifestation de cette tendance mais
l'homme peut, lui, s'inscrire consciemment en elle.
L'homme social, qui se constitue aussi comme une entité
autonome dans le monde matériel peut avoir des aspirations
et des tendances spécifiques résultant de sa vie
en société. Sa disponibilité informationnelle
peut donner lieu à une diversité de tendances plus
ou moins éloignées de la tendance (I) de l'univers.
Pourtant, au risque de subir de très graves dangers, la
société ne saurait trop s'éloigner de cette
tendance fondamentale qui est source de mouvement, de changement
dans une certaine perspective que même la société
est appelée à respecter. Cela étant, la loi
tendancielle cosmique de l'univers, transposée dans les
conditions de la société, devient la tendance historique
générale de cette dernière ou la
tendancedu devenir historique, appelée dans la suite
tendance(II).
Ainsi, nous postulons que lorsque la société progresse,
elle évolue en conformité de la tendance (II). Même
si la diversité des tendances peut entraîner une
dispersion de celles-ci, empêchant à la fois que
leur centre de gravité coïncide avec la tendance (II),
encore y aura-t-il toujours des correctifs qui interviendront
pour assurer le respect de la tendance (II). A condition toutefois
qu'entre temps l'inévitable ne se soit pas produit, c'est-à-dire
la perte définitive de la trajectoire historique suite
à la décadence ou même à la disparition
de la société respective à cause de la mise
en place d'une tendance non conforme à (II). Il n'est pas
moins vrai que l'autorité d'une tendance unique et conforme
avec la tendance (II) n'est pas non plus souhaitable parce que
l'équilibre d'une société n'est réalisable
que par la somme des tendances dispersées dont la résultante
doit coïncider avec (II). En rejetant la dispersion des tendances,
il y a risque de voir la créativité humaine s'inhiber,
or la créativité représente un des facteurs
essentiels du maintien de la société sur la trajectoire
du devenir historique. Mais la direction concrète de la
tendance du devenir historique n'est pas une constante universelle,
au contraire elle se modifie selon les âges.
Aujourd'hui par exemple, la révolution microélectronique
et informationnelle nous semble s'inscrire entièrement
dans la loi du devenir historique de la société
car elle amplifie les capacités de connaissance de l'homme,
elle lui laisse plus de temps, de loisir, pour une activité
créative, elle offre enfin la chance de voir s'instaurer
une vraie civilisation humaine. Autrement dit, elle favorise des
facteurs essentiels du devenir historique. Celui qui ne réalise
pas le lien qui existe entre la révolution microélectronique
et informationnelle et la tendance du devenir historique, celui-là
ne comprend rien aux temps que nous vivons. Et qui s'opposerait
à cette révolution s'écarterait de lui-même
de la ligne du devenir historique. Mais cette révolution
même ne doit pas être jugée comme un absolu
car elle entraîne à son tour des changements dont
il faut tenir compte le jour venu. Pour la bien comprendre, il
faut envisager un cadre plus large à l'intérieur
duquel elle joue le rôle principal pendant un certain temps
du devenir historique.
La tendance (II) parait devoir être la tendance vers une
société de connaissance, de création et de
civilisation, se dirigeant ensuite vers une société
globale, intersidérale, dans l'univers et, en dernière
instance, vers un acte cosmique, conformément à
la tendance existentielle de l'univers (I). Plus immédiatement,
il semble que la conséquence de la révolution microélectronique
et informationnelle nous fait tendre vers une société
orientée de manière informationnelle, transition
de l'état de précivilisation à un état
de civilisation vraie.
Puisque le sentiment cosmique s'accorde à une sorte de
montée spirituelle de l'homme, puisque l'homme s'inscrit
tout naturellement dans la tendance cosmique de l'univers, c'est
qu'alors, tout aussi naturellement, il doit être participant
à la tendance historique de la société. On
s'en rend compte aisément parce que le développement
des forces de production, qui détermine les relations de
production, s'inscrit indubitablement sur la ligne des tendances
(I) et (II) du devenir. Le développement des armes nucléaires
en tant que corollaire du développement de la science,
avec sa potentialité destructive de l'humanité,
représente une situation ambiguë en ce sens qu'il
peut protéger l'humanité contre les guerres mais,
tout autant, faire disparaître l'espèce humaine de
l'univers en cas de guerre (nucléaire). Ce n'est d'ailleurs
pas le seul cas ambigu, le développement des forces de
production l'est également, car il risque de mettre en
danger irrémédiablement l'environnement si nécessaire
à l'homme. Dès lors, l'homme se voit contraint de
réfléchir afin d'adopter une attitude philosophique
constructive qui représente en somme une tendance philosophique
du devenir, tendance (III) assumant consciemment les tendances
historiques de la société (II) sous l'impulsion
du sentiment cosmique la tendance existentielle de l'univers (I).
Ce n'est qu'à la lumière de la tendance philosophique
du devenir que l'homme peut résoudre ses problèmes.
Vivant en société, l'homme, inévitablement,
est soumis à d'autres tendances, mais s'il a assumé
la tendance philosophique du devenir (III), il cherchera à
y raccorder toutes les autres en amplifiant celles qui correspondent
à (III), et en atténuant ou même éliminant
celles qui s'y opposent. Chaque individu, soit-il poète,
artiste, technologue, spécialiste, ouvrier, doit "choisir"
quelque chose par quoi il puisse contribuer de son vivant à
l'accomplissement de la tendance du devenir. En fait, la tendance
du devenir demande à chacun, à certains moments
de son existence, de se surpasser comme individu, de se replacer
par rapport à tous ses concitoyens, à son semblable,
à la terre entière, à l'univers, à
l'existence. De là peuvent résulter certaines formes
d'héroïsme, comme cela est déjà souvent
arrivé.
Étant humaine, la tendance philosophique du devenir tiendra
compte aussi de cette force de l'esprit qu'est la sagesse. Nous
avons défini par ailleurs trois degrés de la sagesse:
l'action, la réflexion, l'attitude philosophique devant
la mort. Ces trois degrés, lorsqu'ils s'agencent, forment
la "sagesse sociale", capable de tempérer une
interprétation exacerbée de la tendance du devenir.
Contrairement à la matière physique, totalement
programmée par la tendance existentielle de l'univers et
qui, de ce fait, n'a qu'une seule direction générale
imprimée par cette tendance, la matière biologique
a une certaine disponibilité informationnelle, absente
dans la matière physique. L'homme est le plus riche en
cette forme de liberté. Dans une certaine mesure, autant
que le lui permet sa nature physique ordinaire, l'homme se trouve
exactement dans la situation primordiale d'avant la genèse
d'un univers. Autrement dit il se trouve, grâce à
cette liberté, dans une situation informatérielle
qui le rend capable d'engendrer ou de créer des tendances
nouvelles. Compte-tenu de ses contraintes physiques et biologiques
autant que des pressions sociales, ces tendances peuvent apparaître
de tous côtés autour de la tendance du devenir. Mais
chaque organisme vivant a aussi des tendances en soi qui peuvent
ou non tenir compte de la tendance du devenir. Il serait insensé
de les ignorer car chaque être vivant normal défend
sa vie comme il défend celle de son espèce. Encore
ne faut-il pas oublier que n'importe quelle tendance en soi peut
devenir, quand elle est exacerbée, un frein à la
tendance du devenir. Personne ne saurait se retirer totalement
à l'intérieur de cette tendance en soi sans mettre
en danger la tendance du devenir. Comme il n'existe pas d'autre
issue en dehors de la tendance du devenir, le fait de se cloîtrer
sur soi-même ne manque pas d'être dangereux. Ceci
est valable pour chaque homme, pour chaque société.
Il faut qu'ils restent ouverts, et qu'ils participent à
la tendance du devenir. Lorsqu'il arrive que la tendance en soi
s'inscrit dans la tendance du devenir, alors un sage équilibre
qui s'instaure, car une tendance en soi inscrite dans celle du
devenir est une tendance pondérée, qui peut servir
de point d'appui au devenir.
Les choses se présentent de la même façon
quand il s'agit des tendances de soi. La société
engendre de soi des tendances qui lui sont propres, qui se manifestent
par des phénomènes spécifiquement sociaux
et humains. Celles-ci ne s'opposent pas à la tendance du
devenir. Ainsi, la tendance vers la civilisation est une tendance
de soi qui, non seulement ne s'oppose pas à la tendance
du devenir, mais qui, au contraire favorise la tendance du devenir
du fait même qu'elle s'y inscrit. Il y a aussi des tendances
de soi qui, vraisemblablement, ne favorisent pas à tout
prix le devenir existentiel mais qui ne s'y opposent pas non plus.
En pareil cas, il est sage de les accepter comme des points d'appui
indirects du devenir. Ainsi, la société s'offre-t-elle
de soi art, musique, littérature et tant d'autres formes
de manifestations culturelles et sociales qui, sans contribuer
nécessairement au devenir, appuient toutefois indirectement
le devenir en créant un climat intellectuel et artistique
hors lequel nous ne sentirions même pas les courants
du devenir. Les conséquences des tendances de soi à
signification culturelle pourraient conduire en certains cas à
des enkystements qui bloqueraient d'autres nouvelles manifestations
de soi. Le devenir n'exige pas d'éliminer l'en soi mais
de l'utiliser comme point d'appui pour de nouvelles manifestations
de soi qui, à leur tour, n'ouvriront que mieux la voie
à de nouvelles tendances de soi qui représentent
le couronnement des tendances du devenir. Le devenir se manifeste
seulement par un agencement de l'en soi avec le de soi.
La tendance du devenir (III) pour l'homme et la tendance historique
(II) pour la société s'associent à une vaste
gamme de tendances en soi et de soi qui ne peuvent être
étouffées, malgré les meilleures intentions
d'unicité du devenir, à moins de forcer la nature
de l'homme et de la société. Le sentiment cosmique,
la façon dont chaque homme accueille les tendances du devenir,
l'équilibre plein de sagesse fait de réflexion,
d'intelligence et d'affectivité, tout cela constitue les
couches les plus profondes de la spiritualité de l'homme,
celles qui enveloppent sa tension philosophique dès qu'elle
s'éveille. L'homme qui, pour résoudre sa tension
philosophique, se réclame de son sentiment cosmique se
trouve prêt à comprendre les tendances du devenir
qui ne sont ni sentiments, ni volonté, mais états
de propension pouvant aider à clarifier des désirs,
à élaborer des buts et des objectifs.
L'homme, fort de son sentiment cosmique et de la tendance du
devenir, devient un homme du devenir. Dans l'environnement
brûlant de la tension philosophique, la zone stable que
représente l'homme du devenir peut être le support
sûr d'autres qualités spirituelles telles l'intelligence,
la raison, la sagesse, les sentiments humains de grande noblesse,
autant de qualités aptes à constituer un terrain
fécond pour la spiritualité culturelle de l'homme.
[Table des matières]
[Préface]
[Chapitre 1]
[Chapitre 2]
[Chapitre 3]
[Chapitre 4]
[Chapitre 5]
[Chapitre 6]
[Chapitre 7]
[Chapitre 8]
[Chapitre 9]
[Chapitre 10]
[Chapitre 11]
[Chapitre 12]
[Chapitre 13]
[Glossaire]
[Références bibliographiques]