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Chapitre 10

Technologie et Philosophie




De nos jours, la technologie est reconnue comme l'un des facteurs les plus importants de l'histoire de l'humanité. Même l'homme peut être caractérisé comme être social, technologique et spirituel. En conséquence, il est tout à fait naturel aujourd'hui de chercher le lien entre la technique et la philosophie, et entre la technologie et la culture. Il faut dire qu'en raison d'une tradition issue de l'Antiquité gréco-romaine qui mésestimait le travail et, implicitement, la technologie par rapport à l'humanisme et à la pensée politique, ce lien fut longtemps estompé et, le plus souvent, ignoré. Cependant, l'ignorance du rapport existant entre la technologie et la philosophie n'a pas signifié pour autant que le rôle de la technique fut négligé, puisqu'on connaît bien toute une série de réalisations techniques datant de l'Antiquité classique. Par exemple la vis, découverte par les Grecs au IIIème siècle av. J.C., qui a servi entre autres à la fabrication des presses à huile, la machine pneumatique de Héron d'Alexandrie (Ier siècle apr. J.C.) qui dénote que les Grecs étaient très près de découvrir la machine à vapeur, les automates pneumatiques de ce même grand ingénieur de l'Antiquité, qui n'ont pourtant servi qu'en tant qu'objets d'amusement, les réalisations techniques des Romains - routes, ponts, aqueducs etc. En fait, étant assez avancées, les connaissances techniques de l'Antiquité gréco-romaine auraient permis nombre de réalisations technologiques aptes à faciliter le travail des hommes, mais ce sont des conditions sociales non propices qui ont freiné considérablement la technologie. Un exemple édifiant est celui du moulin à eau qui est connu depuis l'Antiquité, et qui fut même utilisé en certains cas, mais dont l'usage ne s'est pas généralisé avant le Moyen Age pour la seule raison que, selon la mentalité antique, le travail des esclaves associé à l'utilisation de la force animale était jugé comme la plus confortable et la plus normale des sources d'énergie. Ce ne fut donc que le Moyen Age qui, suite à l'évolution de l'idéologie, généralisa le moulin à eau.

La technologie étant un processus à caractère socio-historique, elle ne saurait être envisagée séparément de l'ensemble de la réalité socio-culturelle et de la philosophie. Au cours des deux derniers siècles, les plus nombreux ouvrages de philosophie de la technique sont dus tout particulièrement à l'école allemande. Comme le souligne F. Rapp [1981], on constate d'ailleurs en général que "la philosophie allemande de la technologie, souvent considérée comme pionnière en ce domaine, s'associait aux interprétations métaphysiques de Dessauer et Heidegger".

En matière de philosophie de la technologie, on peut partir de deux constats:

  1. il n'existe pas de consensus sur ce que devrait être une philosophie de la technologie,

  2. les ouvrages importants parus jusqu'à présent traitent le rapport entre la technologie et la philosophie sous le jour de la technologie classique fondée sur la mécanique, en négligeant, à l'exception de quelques rares références, la technologie de l'information et son impact sur la technologie en général. Signalons toutefois, le philosophe W. Stegmüller (1975) pour qui l'informatique ouvre une nouvelle étape de l'évolution générale, pas seulement de la technologie.

La relation entre la philosophie et la technologie présente évidemment deux aspects, l'influence de la technologie sur la philosophie et, symétriquement, celui de la vision philosophique sur la technologie. Une philosophie de la technologie doit comprendre les deux aspects à la fois. On ne saurait tenir pour des philosophies de la technologie les théories qui analysent la logique interne de la technologie ou qui, tout en envisageant la technologie dans le cadre social, sont dépourvues de souffle existentiel. Une théorie générale de la technologie peut en effet devenir beaucoup plus vaste que la philosophie de la technologie, car elle devra englober une vision théorique pour qui les problèmes existentiels, du devenir et de la création se trouvent au premier plan. Ceci est vrai de la technologie en général, mais aussi de n'importe quel autre domaine technologique particulier. Ainsi, la philosophie de la physique ne peut demeurer la philosophie qui résulte de la physique, mais elle doit devenir une vision philosophique de la physique, cette vision philosophique résultant de la physique, de la biologie, etc., de la psychologie, de la sociologie, de la pensée, de l'art. En fait, nous désirons une mutation des philosophies locales, lesquelles ont proliféré jusqu'à présent, vers des philosophies englobant tous les aspects de la vie sociale.

A cause des grandes modifications de la technologie suite à l'apparition des technologies informationnelles de la deuxième moitié de notre siècle, on pénètre maintenant dans une nouvelle étape d'élaboration d'une philosophie de la technologie. La philosophie de la technologie d'avant l'ère de l'information ne représentait qu'une phase de défrichage de cette branche commune de la philosophie et de la technologie. A présent, si l'on tient compte aussi de l'importance chaque jour croissante de l'ingénierie génétique, de l'ingénierie des protéines et de l'ingénierie moléculaire, on peut se rendre compte de l'impact croissant exercé par la technologie sur la philosophie. De là, tel un corollaire, résulte également l'importance de la philosophie de la technologie, dont pourrait dépendre indirectement l'avenir de l'humanité.
La connaissance de la réalité dépend aujourd'hui en grande mesure de la technologie et elle n'en dépendra que toujours davantage dans l'avenir. Non seulement à cause des instruments d'investigation de la réalité que la technologie offre à la science, mais aussi parce que, par elle, on tente, et avec de bonnes chances de réussite, de construire une vision permettant de mieux comprendre la réalité. On peut affirmer qu'en tant que domaine d'activité, latechnologie est une science de la réalisation aussi efficiente que possible de fonctions nécessaires à la société et à l'individu et, en plus, une pratique, une ingénieriede ces fonctions. La technologie a donc un double caractère,science d'un coté, ingénierie de l'autre.

Du point de vue philosophique, la technologie apparaît comme un instrument du devenir général et particulièrement du devenir de la société et de la conscience. Elle a un rôle existentiel, elle s'inscrit dans les tendances générales du devenir. On pourrait dire que sa nature même d'instrument du devenir lui prête une dimension philosophique. En effet, le seul fait que l'homme ait la pensée du devenir ne suffit pas pour que celui-ci se réalise, encore faut-il aussi songer au comment de ce devenir, et à l'aide de quels instruments il peut arriver. C'est alors que sa pensée peut se transposer en actions technologiques.

Ce caractère philosophique de la technologie ressort d'autant plus que la technologie pénètre plus à fond dans la sphère informationnelle et notamment dans la biologie. Les nouveaux objets informationnels, l'intelligence artificielle, les robots intelligents, l'ingénierie moléculaire et l'électronique moléculaire, l'ingénierie génétique, les mutations artificielles et contrôlées des espèces, tout cela nous oblige à nous poser des questions sur la finalité de la technologie. Si, dans le passé, songeant à la finalité de l'univers et de l'humanité, l'esprit humain les concevait par l'intervention du divin, aujourd'hui il peut se demander si l'espèce humaine ne va pas être un jour remplacée par une espèce qui n'aura pas attendu son évolution biologique pour apparaître, mais résultera de l'activité technologique consciente de l'homme. On peut se dire que si un accident nucléaire ne vient pas mettre fin à l'espèce humaine, semblable péril pouvant à la rigueur être écarté, si un désastre écologique ne vient pas à se produire, danger lui aussi évitable, alors la conscience humaine pourrait se trouver devant la nécessité d'assurer la continuité de l'espèce (humaine) en se servant d'un support en grande mesure technologique. Car le réel se manifeste aussi sous une forme technologique. Le caractère technologique est en fait le résultat d'un agencement du naturel et du culturel, la technologie n'étant pas seulement une continuation de la biologie, comme on l'affirme souvent, mais de la biologie et de la culture, ses manifestations devenant ainsi une des formes les plus expressives de l'existence dans l'univers autour de la conscience.

Comme il y a des choses naturelles que la nature crée de soi, et des choses artificielles que la nature crée par l'intermédiaire de la conscience, de même un univers peut être une chose naturelle créée de soi ou bien une chose artificielle créée par la nature en tant que produit de la conscience conjuguée à la technologie. Il s'agit alors d'une création technologique où l'homme se montre l'égal de la nature. Dans ce sens, rien n'empêche que dans l'avenir la création artistique et la création technologique fusionnent. C'est alors seulement qu'en vérité la technologie accomplira son rôle final d'instrument du devenir, en provoquant un devenir nouveau.
C'est dans la perspective d'un tel événement philosophique, certes extrêmement éloigné, que la technologie doit évoluer, par des sauts révolutionnaires parfois. Et même si cette évolution n'a pas lieu d'une manière parfaitement déterminée, elle peut se produire sous des formes variées, mais créatives, fortuitement ou consciemment conçues, dans le cadre d'un principe général du devenir.

La technologie peut agir à la racine des espèces, de la vie et, dans l'avenir, de l'univers. Elle offre à la conscience une puissance toujours plus grande. Il est évident que la conscience sociale doit elle aussi s'adapter à ces possibilités. Il est vrai que la technologie pourrait s'emparer à la fois de la conscience et de la société, elle pourrait même devenir un instrument de domination sociale au profit d'une minorité, mais alors la société sortirait de la voie naturelle du devenir, qui cherche le bien général comme un besoin compatible avec le principe du devenir. On sait que les diverses idéologies totalitaires ont cherché de se servir de la technologie contre l'homme, par conséquent contre la conscience, contre l'esprit. Or, le problème essentiel du point de vue philosophique est de maintenir la conscience. Mais ceci dépend en premier lieu de la conscience de chacun d'entre nous, de chaque unité de conscience.

Il n'est pas question de faire passer la technologie avant la conscience mais de la mettre au service de la conscience. Ainsi, par exemple, une technologie toujours plus avancée finit par rendre la guerre impossible car elle contraint la conscience à prendre très au sérieux son rôle dans le processus du devenir. Évidemment, il serait salutaire que la conscience s'éveille avant même qu'elle n'y soit obligée par la technologie, afin d'éviter à l'humanité des tourments inutiles ou même la crainte de voir s'anéantir la vie. En réalité, hélas, la conscience n'a jamais pris les devants. Pourquoi? Peut-être, croyons-nous, parce que seule une vision philosophique plus adéquate de l'existence, liée au dépassement d'un seuil critique se manifestant aujourd'hui dans la connaissance scientifique, pourra un jour corriger les déficiences existant encore dans la vie pratique et spirituelle de l'individu et de l'humanité.

C'est encore la philosophie qui, peut-être, expliquera aussi les impulsions technologiques de l'homme en termes des tendances du devenir. Ainsi, Arnold Pacey [1983] parle-t-il d'une culture de la technologie fondée sur deux groupes de valeurs s'interpénétrant, des valeurs fondées sur des buts rationnels, matériels et économiques, et des valeurs intellectuelles et émotionnelles appuyées sur le sens de l'aventure de l'exploration des frontières du possible et sur la virtuosité technologique en soi: "Il reste que la recherche, l'invention et l'élaboration des projets, tout comme la poésie, la peinture et autres activités créatives, tendent à devenir des impulsions irrésistibles. Elles déterminent leurs propres buts, séparément des buts économiques ou militaires". Probablement, ces deux groupes de valeurs convergent pour assurer les tendances du devenir comme si, pour évoluer, l'existence se servait d'un agencement entre moments créatifs et leurs développements ultérieurs, ces derniers pouvant avoir aussi un caractère formel. Sans moments créatifs, le progrès à long terme n'est pas possible. N'importe quel développement a son propre cycle, plein d'élan au commencement, plus lent par la suite, atténué plus tard encore, et risquant parfois de devenir un frein, un obstacle. Pour éviter l'effet de frein, il faut que les temps successifs de création arrivent comme la superposition d'ondes semblables décalées en temps, on peut alors avoir une onde durable comme effet global. Si le devenir suppose continuité de vie et de conscience, alors seules les créations suivies de développements peuvent le rendre possible.

De ce point de vue, la technologie dispose d'un grand potentiel créateur, chaque création technologique ayant de grandes possibilités de développement. Tout en étant une source primaire du devenir, probablement même la source fondamentale, la technologie ne saurait pourtant se détacher de la conscience car il n'y a que la conscience vivante pour être créative. Le développement ne peut pas en réalité se réduire à un caractère formel seul, car certains éléments créatifs doivent y intervenir également. Ainsi, les automates intelligents peuvent avoir des conséquences, mais seulement tant que ce genre de conséquence ne devient pas un frein. L'automate est une force du progrès jusqu'au moment où il épuise le potentiel que lui a imprimé une création initiale, une idée neuve initiale. Il est probable que si de tels aspects pouvaient être mieux pris en compte, nombre de désagréments seraient évités dans les destinées des individus et des sociétés.

Comment devons-nous penser à l'heure de la technique ?

Voici une question qu'on pose très souvent (voir, par exemple, Dominique-Antoine Grisoni [1988]). Le fait est que Heidegger, qui a proposé une optique existentielle sur la technologie, considérant celle-ci comme la plus radicale des autoreprésentations de l'Etre, est aujourd'hui critiqué pour avoir conclu que le nazisme s'est acheminé dans cette direction (voir Ferry et Renault [1988]) en cherchant une relation satisfaisante entre l'homme et la technique. Même si dans ses ouvrages importants, y compris sur la technique, une telle idée n'apparaît pas explicitement, il n'est pas moins vrai que son attitude politique au temps du nazisme, et certain écrit tenu pour une sorte de testament intellectuel posthume, semblent bien indiquer une telle opinion quant à la relation entre le national-socialisme allemand et la technique. Cela étant, l'initiation en France, dans une série de livres et d'articles, d'un procès intellectuel au sujet d'Heidegger a quelques fois tourné au procès intenté contre la philosophie de la technologie. Si on n'envisage que sa position strictement philosophique, dans la mesure où ceci est encore possible, alors il faut se souvenir que, par exemple, J. Lascero [1981] montre que Heidegger critique le fait de considérer la technologie d'un point de vue "instrumental" ou "anthropologique", qu'il demande que la technologie soit considérée d'un point de vue existentiel. Pour Dessauer, qui représente un des premiers philosophes de la technologie, celle-ci est une manifestation de l'Idée ou des Idées, ce qui signifie qu'il étend la théorie de Platon aussi à la technologie. Pour Heidegger, la caractéristique décisive de l'esprit technique n'est pas la production, manipulation et utilisation de l'outil mais la révélation de l'Etre, la technologie étant pour lui une relation entre l'homme et l'Etre. Il est d'avis que l'Etre se manifeste à travers la technologie afin que l'homme arrive à Le mieux connaître et, parce que l'homme ne fait qu'un avec l'Etre, afin qu'il se connaisse mieux lui-même.
Ce point de vue est en somme existentiel bien que Heidegger dise Etre alors que nous disons Existence. Malgré cela, tant la théorie des Idées adoptée par Dessauer que celle de l'Etre se révélant à l'homme par la technologie, restent des théories statiques, dépourvues du devenir de l'existence considérée en elle-même. La production et l'utilisation des outils ont aussi, à notre avis, un sens philosophique en soi, puisqu'elles signifient des processus du devenir. L'homme ne connaît pas seulement, il agit. Or, l'essence de la technologie est l'action et celle-ci doit être envisagée en accord avec la tendance du devenir et avec la réalisation de cette tendance au sein d'un Univers en Existence. La technologie est doublement instrumentale: elle est l'instrument de finalités et d'objectifs immédiats, voire même de malheurs qui peuvent être parfois catastrophiques, elle est aussi l'instrument du devenir dans le sens philosophique le plus général.

On pourrait conclure de cette analyse à la nécessité et à la sagesse d'accorder les finalités et les objectifs immédiats avec les tendances générales du devenir. Mais ceci ne peut être atteint sans une conscience supérieure que seul l'accord entre la technologie et la spiritualité peut assurer. Néanmoins, savons-nous comprendre et appliquer la spiritualité? Théoriquement parlant, les ressources de la spiritualité peuvent être trouvées dans la philosophie. Rien ne pourra survivre qui ne s'alliera pas avec la philosophie. Mais, pratiquement, la théorie sera-t-elle suffisante ?

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C'est après la rédaction du présent essai que nous avons eu connaissance de la dernière interview de Martin Heidegger (Der Spiegel, 1976). Il en résulte qu'Heidegger considérait le monde comme entré dans l'époque de la technique, une technique que l'homme n'a plus la possibilité de dominer. La technique moderne n'est plus un instrument et "n'a plus rien de commun avec les outils", affirme-t-il, confirmant ainsi l'idée de l'institution d'un État technique absolu. A cette technique devenue puissance planétaire les systèmes politiques se subordonnent, les rapports entre humains deviennent des rapports techniques, "l'homme est contrôlé, commandé et provoqué par une force qui se manifeste en l'essence de la technique et qu'il ne peut plus maîtriser ... la pensée ne prétendant plus rien"; la philosophie voit son rôle s'achever et se dissoudre en sciences particulières, sa place revenant maintenant à la cybernétique. Et Heidegger de conclure: "la technique ne mène pas à la démocratie".
Toutes ces affirmations pourraient conduire à l'idée que l'Etre (que nous appelons ici l'Existence) se manifeste par la technique afin que le monde poursuive son déroulement de soi, au de là même de la capacité d'intervention de l'homme. Pourtant, Heidegger ne refuse pas le rôle de la pensée de la réflexion mais il estime que celle-ci n'aura plus d'effet que durant quelques centaines d'années encore, le temps d'offrir "à l'homme un support en vue d'acquérir une relation satisfaisante avec l'essence de la technique".

Il est évident que ce genre de philosophie ne pouvait qu'amener Heidegger à l'attitude que nous venons de décrire. En réalité, ce n'est qu'en explicitant philosophiquement l'existence profonde que l'on peut équilibrer l'influence des structures de la technique par l'esprit. La position de Heidegger contient bien une part de vérité, on ne saurait le nier, mais c'est une vérité très partielle. Or, ce qui peut prêter à l'homme, ou même rendre à l'homme, une plus grande confiance en sa pensée, en sa spiritualité, est une ontologie qui étende les limites conceptuelles de l'esprit humain. Une fois de plus, la philosophie de la technique s'avère dépendante de la philosophie générale.


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