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Chapitre 6

La Réalité est-elle un Processus Calculatoire ?




Le fait de négliger la spécificité des processus mentaux et, en général, des processus phénoménologiques conduit à l'idée que tous les processus de la nature sont calculables. Si le monde obéit à des lois formelles, cela signifie que tous les développements conformes à ces lois sont calculables. En conséquence, l'univers pourrait être également envisagé comme un processus calculable. Lorsqu'il s'agit de l'univers purement physique, à l'exclusion des organismes vivants, les phénomènes peuvent en effet être regardés de cette manière. Mais si on tient compte de l'intervention de l'intelligence, individuelle et sociale, dans les phénomènes de l'univers, alors l'univers physico-informationnel peut être lui aussi calculable seulement si l'intelligence naturelle de l'homme est de nature structurale, comme l'intelligence artificielle. Cependant, si les processus mentaux naturels ne sont pas du même type que l'intelligence artificielle, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas entièrement des processus formels déterministes ou indéterministes (indéterministe ne signifie pas non déterministe, dans le sens qu'il n'est pas possible de prédéterminer avec exactitude la succession des opérations qui vont être effectuées: un programme informatique complexe peut fonctionner de façon indéterministe), contenant donc aussi des processus phénoménologiques, non formels en leur essence, l'intelligence naturelle n'est plus alors un processus intégralement calculable. D'une façon générale, les processus non formels produisent des structures qui, ensuite, sont susceptibles d'un traitement formel. Ce que nous tenons à souligner est qu'une série de processus non formels ont lieu dans la matière profonde, dans tout organisme vivant et, particulièrement, dans l'esprit de l'homme.

Tout ce qui est formel est calculable. Le non formel, dans ses manifestations primaires, est non calculable. L'homme et la société n'étant pas totalement calculables, ils ne sont pas non plus, rigoureusement, des systèmes, il ne le sont qu'en première approximation. Ceci est valable pour n'importe quel organisme vivant. Par conséquent, l'univers physico-biologique n'est pas un processus entièrement calculable et encore moins l'univers physico-biologico-social. Aussi, ne saurait-il être question de réduire la réalité tout entière à des processus calculables.

En fin de compte, conclure que la réalité est, ou n'est pas, un processus entièrement calculable, dépend du modèle ontologique dont on se sert pour les opérations. Autrement dit cela dépend de notre attitude philosophique par rapport à la science actuelle et à la technologie basée sur cette science.
Prenons l'exemple de Michael Conrad (1985) qui, en généralisant la thèse de Turing-Church sur les opérations calculatoires ("computing"), lui donne une interprétation plus tranchée sous la forme suivante: "n'importe quel système ou processus réalisable physiquement doit être effectivement calculable par un processus formel impliquant des opérations simples effectuées sur une succession de symboles, comme serait le cas d'un programme informatique". Ainsi interprétée, cette thèse suggère l'idée que tous les processus physiques réalisables sont équivalents à un calcul, bien que ce calcul ne soit pas obligatoirement du type fini, c'est à dire qu'il puisse éventuellement prendre un temps infini pour s'effectuer. Michael Conrad montre alors qu'au niveau moléculaire le cerveau opère probablement des calculs qui ne sont pas du type fini mais qui, en fin de compte, sont bien formels. Dès lors, parler de calcul non formel serait contradictoire du point de vue logique. Le fait qu'un calcul implicite formel puisse être effectivement effectué par une série de pas successifs, donc d'une façon extrêmement structurée pour l'observateur, ou bien de façon globale (telle la reconnaissance de différentes formes entre enzymes et protéines au niveau biomoléculaire) ne modifie en rien, selon nous, la relation entre réalité et processus calculable. En effet, dans le cas biomoléculaire, les calculs, bien que de nature structurale, ne sont pas du type fini. Mais c'est bien parce que, dans le cas biomoléculaire structural, on ne peut s'attendre à de vrais processus créatifs, mais seulement à une heuristique dans un cadre formel. Il est néanmoins plus que certain que les possibilités heuristiques formelles au niveau biomoléculaire sont beaucoup plus vastes que celles des systèmes opérant des calculs finis. Le niveau strictement moléculaire ne peut assurer la continuité mentale qui permettrait à l'homme d'opérer des calculs par rapport à une réalité qui lui apparaît comme continue. Il ne peut non plus apporter cette créativité qui implique un jeu permanent entre formel et non formel, jeu dont seul un cerveau muni d'intelligence naturelle est capable.

Dans ces conditions, la position philosophique affirmant que la réalité est un processus calculable laisse inexpliquée une bonne part de la nature des processus mentaux. Ni la physique et ni l'informatique ne peuvent persister dans l'ignorance de l'existence de processus mentaux qui, selon nous, ont lieu dans n'importe quel organisme vivant sous la forme de processus structuraux-phénoménologiques à double substrat, structural et informatériel. Ce sont eux qui assurent à l'organisme vivant l'unité phénoménologique constatée par voie expérimentale par les biologistes. Ces processus deviennent intelligents lorsque l'organisme vivant possède aussi un système nerveux.

Le mental est fondamental dans le monde vivant et accepter ce fait n'est compatible, quant à nous, qu'avec une position philosophique admettant que la réalité n'est pas calculable en son entier. La réalité étant globalement structurale-phénoménologique, seule sa partie structurale peut être envisagée comme calculable, tant que n'intervient pas la partie phénoménologique créative. Dès que cette dernière intervient, créant des structures nouvelles, celles-ci bien sûr entament des processus structuraux et donc calculables, jusqu'à une nouvelle intervention du phénoménologique.
L'univers physique est une structure née de processus phénoménologiques qui se sont produits dans l'informatière. Une fois créée, cette structure exhibe des processus calculables, conformes aux lois que la physique met en évidence, les interventions structurales-phénoménologiques de l'homme et de la société perturbant trop peu la structure en question pour l'influencer fondamentalement. Mais, localement, l'évolution biologique est une perturbation structurale-phénoménologique majeure dont le point culminant est l'évolution culturelle. Avec cette différence toutefois que dans l'évolution biologique, le physique structural-phénoménologique prédomine, tandis que dans l'évolution culturelle la prédominance revient à l'informationnel structural-phénoménologique. En conséquence, la culture non plus n'est entièrement calculable, certaines de ses formes relèvent plutôt du phénoménologique et de son aspect créatif.

L'idée que le monde est un processus calculable a été affirmée aussi par Aaron Sloman (1978), un spécialiste d'intelligence artificielle. Il considère que les processus biologiques aussi bien que les systèmes sociaux sont calculables, et qu'ainsi le monde peut être compris à la lumière du modèle calculable. Dans notre conception structurale-phénoménologique, l'accent est mis sur l'informationnel (en tant que processus ayant lieu dans la matière) mais sans réduire celui-ci aux possibilités du modèle calculable, comme le font Sloman et Conrad qui se servent de ce dernier pour les processus physiques et informationnels, autrement dit pour absolument toute la réalité. Il est vrai que Conrad observe qu'en fin de compte n'importe quelle opération calculatoire s'effectue sur un substrat physique constitué en dernière instance de particules élémentaires. Mais en fait, ce calcul n'est pas effectué au niveau des particules élémentaires mais à celui des molécules, même si elles interviennent avec leurs phénomènes quantiques, ou bien au niveau d'organisations plus larges (transistors, circuits intégrés). Cela signifie que, pour calculer, il faut introduire des contraintes dans la dynamique des particules élémentaires. Supposons alors qu'on veuille simuler par le calcul la dynamique d'un grand ensemble de particules élémentaires engendrant un processus calculable, obéissant aux lois de la physique. Le système de simulation ne peut avoir le même nombre de particules, car pour effectuer un calcul, soit-il de type fini ou global, il est nécessaire qu'interviennent des contraintes se manifestant par une organisation des particules, des atomes, des molécules, des corps. Pour simuler un phénomène physique par un système de calcul réel, il nous faudra donc disposer de beaucoup plus de particules élémentaires que n'en contient le-dit phénomène. Dès lors, si on envisage les particules élémentaires de tout l'univers, il est évident que rien ne peut permettre la simulation du processus calculable de l'Univers puisque nous ne disposons pas d'un nombre plus grand de particules que celui de l'Univers. Aussi, Michael Conrad lui-même conclut que "ce point de vue physique concernant le calcul implique paradoxalement que les possibilités ultimes de la nature échappent toujours à un traitement mathématique constructif".

A cette intéressante observation, il ne nous reste plus qu'à ajouter la remarque suivante: le moteur interne de l'Univers physique est phénoménologique et, probablement, d'une relative simplicité phénoménologique dérive une grande complexité structurale. Il serait donc plus simple d'en avoir une vision non calculable en cherchant à trouver la phénoménologie interne de la naissance de l'Univers.
La situation est similaire quand il s'agit de l'esprit humain. Il ne peut être simulé structuralement qu'en ce qui concerne son comportement structural, c'est ce qu'on fait à l'aide de l'intelligence artificielle. Mais le comportement structural-phénoménologique ne peut être simulé quel que soit le nombre de particules élémentaires dont on disposerait, et quelle que soit leur organisation ce qui signifie que l'esprit humain non plus ne peut être simulé. C'est précisément parce qu'il est aussi fortement phénoménologique que l'esprit de l'homme a une grande capacité informationnelle qui rend possible la constitution de la société et même sa propre constitution en tant qu'homme. Une société qui, d'emblée, serait strictement structurale, serait entièrement déterminée par les lois de la physique et serait donc un processus calculable, un automate (certes indéterministe), un système. Mais la société est structurale-phénoménologique par les membres qui la composent. En même temps qu'elle est le résultat des lois de la physique et de la biologie (certes structurales), la société résulte aussi de l'information créée par le structural-phénoménologique. Pour que la société puisse se constituer, l'information vient compléter les lois de la physique et de la biologie. Comme l'information n'existerait pas sans l'information phénoménologique, le facteur social ne saurait être expliqué sans l'existence du phénoménologique. C'est pourquoi la société n'est pas totalement calculable, elle n'est pas un automate.


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