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Chapitre 5
Réflexions sur la Pensée Naturelle et
la Pensée Artificielle
Nous allons être amenés à nous poser des
questions sur ce que sont naturel et artificiel, et bien sûr,
ce qu'est la pensée. Qu'est-ce que la pensée? Une
définition de la pensée est une des questions qui
se posent depuis toujours, et se posent encore aujourd'hui à
juste titre, à cause de l'état actuel de la science
et de la technologie, de la philosophie qui évolue dans
de nouvelles directions, notamment vers la modélisation
des couches les plus profondes de la réalité.
La différence entre ''naturel" et "artificiel"
tient à la manière dont est engendré un objet,
une information. Tout produit de la nature inconsciente est tenu
pour naturel, alors que toute élaboration de l'homme et
de la société est vue comme artificielle. Imposées
par la technologie, ces différences entre naturel et artificiel
commencent à s'estomper actuellement parce que nombre d'objets
du réel se présentent comme naturels et artificiels
à la fois. L'homme même en est un exemple puisqu'il
est naturel biologiquement, mais culturellement artificiel. La
culture à son tour peut être envisagée comme
une nature et non comme un produit artificiel, si naturelle est
son élaboration consciente dans le cadre de l'activité
sociale. On pourrait alors parler d'une nature primaire et d'une
nature secondaire, la technologie en tant que forme de la culture
étant une nature secondaire dérivée de la
nature primaire, comme la société. En d'autres mots,
l'artificiel n'est pas moins "naturel" que le naturel
même.
Avant l'apparition de l'intelligence artificielle, existait tout
de même une idée intuitive assez bien formée
sur la pensée, à savoir que seul l'homme pense;
peut-être aussi, quelques rudiments et formes fragmentaires
de pensée étaient-ils admis chez certaines espèces
animales. La pensée se présentait donc comme un
processus naturel descriptible par son mode de manifestation extérieure.
Néanmoins, la pensée en conservait certain mystère
propice à engendrer maintes spéculations philosophiques.
Avec l'apparition de l'intelligence artificielle, le problème
de la pensée se pose sous un autre jour. Ainsi, dans l'activité
d'un ordinateur auquel on communique oralement un programme, même
une simple opération arithmétique, un certain délai
se passe jusqu'à ce que le message verbal soit reconnu,
"compris" et résolu par le calculateur électronique,
et jusqu'à ce que le résultat de son travail soit
transmis à un dispositif de sortie qui émet la réponse.
Cet intervalle de temps entre question et réponse paraît
au partenaire humain de l'ordinateur comme analogue du temps requis
pour penser. C'est là une tendance presque normale du partenaire
de l'ordinateur que d'attribuer une valeur anthropomorphe au comportement
de ce dernier. Mais, au fait, cet ordinateur qui semble penser,
pense-t-il vraiment? Si oui, alors on pourrait avoir dans le calculateur
électronique un modèle de la pensée naturelle.
Il s'avère donc nécessaire d'élaborer un
critère pour apprécier si un comportement informationnel
est véritablement une pensée, de même qu'il
nous faut un modèle de ce que peut être la pensée
dans son principe. Une première approche dans la recherche
du critère pourrait nous amener à dire que penser
signifie avoir des idées. Hegel déjà affirmait
que "l'idée est la pensée dans sa totalité".
Bien qu'ils soient des objets inanimés, les ordinateurs
ont-ils des idées? Voyons d'abord à quoi correspond
une idée dans le cerveau humain: à un état
physique du cerveau. Mais le cerveau étant fait de particules,
comment des particules peuvent-elles engendrer une idée?
Quoi qu'il en soit, une idée doit correspondre à
un état neuronique, voire même à une molécule
biologique ayant une configuration spéciale si on accepte
l'opinion de Michael Conrad [1985] concernant les calculs moléculaires
avec des molécules de type biologique. Pourtant, étant
des structures discrètes, elles ne suffisent pas non plus
pour expliquer la naissance des idées. Pareillement, dans
les ordinateurs, les structures discrètes ne peuvent amener
des idées, ce qui fait qu'il est difficile d'accepter l'hypothèse
d'une pensée des ordinateurs, soient-ils pourvus d'intelligence
artificielle. Tandis que l'homme, lui, pense, a des idées.
Là, il ne semble pas y avoir de doute.
On se trouve donc devant un problème philosophique puisque
le modèle actuel à l'aide duquel on explique le
monde est insuffisant, en ce qu'il ne tient pas compte de la réalité
totale, et qu'il faudrait l'intervention de quelque chose d'autre
pour passer de l'ordre structural à l'idée. C'est
précisément parce que l'on ignore ce "quelque
chose d'autre" que nous ne connaissons pas encore du point
de vue scientifique ce qu'est la pensée. La seule affirmation
qu'on puisse faire avec une totale certitude, compte tenu des
arguments antérieurs, c'est qu'un ordinateur, même
avec intelligence artificielle, ne pense pas. Il "calcule"
seulement, même si on attribue à ce terme un sens
un peu plus complexe que d'habitude. Nous dirons qu'un ordinateur
calcule des structures informationnelles (des symboles) qui simulent
la pensée humaine.
Toujours est-il qu'aujourd'hui, comme par le passé, les
philosophes, les scientifiques, ne cessent de s'interroger sur
la notion de pensée, en partant de la notion de pensée
humaine. Heidegger, avec son "Was heisst denken", a
le mérite d'avoir attiré l'attention sur d'autres
aspects de la pensée que les aspects formels, logiques
ou calculatoires. Quant à Hegel, il considère la
pensée comme un principe du plus haut niveau, allant jusqu'à
prêter le statut de pensée à la seule pensée
de soi-même, nonobstant d'autres objets et le monde. C'est
aussi une exagération, compréhensible seulement
au sein du modèle philosophique hégélien.
Il nous semble nécessaire de posséder un modèle
ontologique de l'existence toute entière pour réfléchir
proprement à la pensée. Affirmer: "la pensée
est un processus informationnel" est trop peu, car conserver
cette définition signifierait qu'un ordinateur pense, lui
aussi, chose qui semble ne pas correspondre à la réalité,
ainsi qu'on vient de le voir. Qui plus est, conserver le modèle
ontologique actuel d'un univers clos dont les fondements matériels
sont assurés par des particules élémentaires
équivaut à perdre tout espoir de savoir un jour
ce qu'est la pensée. Il faut donc dépasser ce cadre.
C'est pourquoi nous proposons notre modèle de l'anneau
du monde matériel, dans lequel la pensée semble
être un processus informationnel sous la forme de relations
dynamiques structurales-phénoménologiques. Seul
un substrat matériel profond auquel accède tout
organisme vivant peut assurer ces relations. A la lumière
de ce modèle et de la définition énoncée,
qui n'est qu'une hypothèse tout comme le modèle
de l'anneau du monde matériel, la pensée apparaît
en tant que processus spécifique des substances vivantes
seulement. Ainsi, un protozoaire, bien que sans intelligence et
sans conscience, pense lui aussi en ce sens qu'il présente
des processus structuraux-phénoménologiques. Dans
la perspective de cette définition, la pensée ne
se réfère pas uniquement aux idées mais plutôt
à un jeu dynamique entre structure et signification, de
quelque manière qu'il ait lieu. Le jeu dynamique structural-phénoménologique
d'un organisme vivant représente ce qui se passe dans son
esprit, sa façon de penser. Sans doute, dans le cas de
l'homme, ce jeu s'élève à des formes supérieures,
mais il existe d'une façon moins évoluée
dans n'importe quel organisme animé si rudimentaire soit-il.
Dépourvu du caractère phénoménologique,
le processus informationnel ne disposerait pas de signification,
il ne serait qu'un calcul. Mais, les processus phénoménologiques
à eux seuls ne peuvent non plus naître la pensée.
La définition de la pensée, énoncée
plus haut, ne prend pas en compte les notions de naturel et d'artificiel.
Néanmoins, il y a divers niveaux de pensée, depuis
les plus primitifs, jusqu'à ceux qui impliquent des idées
et la conscience. Ainsi, un ordinateur non vivant ne pense pas,
alors qu'un ordinateur "artificiel vivant" pourrait
penser. Ce dernier seulement pourrait disposer d'une vraie pensée
quoiqu'artificielle. Il est probable qu'on est encore loin de
cet événement, et si on émet aujourd'hui
l'idée d'un système de calculateurs électroniques
si complexes qu'ils puissent devenir équivalents au cerveau
humain, il ne semble pas qu'on puisse atteindre ce but, tout au
plus, pareille expérimentation montrerait que l'on ne peut
pas obtenir exactement le cerveau humain. Un tel calculateur,
si on le réalise jamais, sera utile seulement par sa puissance
intellectuelle, calculatrice, logique, mais sera dépourvu
d'intuition, de créativité, d'invention, à
l'exception de quelques heuristiques structurales.
Soit-elle naturelle ou artificielle, n'importe quelle pensée
est vivante, ce qui ouvre nombre de débats quant à
l'égalité entre l'intelligence artificielle et l'intelligence
naturelle. Dans le modèle ontologique utilisé par
le science contemporaine, on considère normalement que
l'intelligence artificielle et l'intelligence naturelle sont égales.
Affirmer cette égalité signifie avoir une position
scientifique réaliste, même matérialiste.
En fait, ce n'est qu'une position philosophique qui ne se justifie
plus de nos jours. Même certains spécialistes en
matière d'intelligence artificielle affirment la différence
entre les deux pensées. Voici par exemple la position de
Noam Chomsky (1980): "Il est possible que dès aujourd'hui
les sciences naturelles possèdent les principes nécessaires
pour comprendre ce qu'est l'esprit. A moins que des principes
encore, ignorés participent à son fonctionnement
..., auquel cas ... il va falloir élargir la notion de
"corps physique" afin d'y englober ces entités
nouvelles". Même en tenant compte de toutes les conquêtes
(à ce jour) de la biologie moléculaire, les sciences
naturelles ne possèdent pas encore les principes nécessaires
pour expliquer l'esprit. Il existe, selon Chomsky, des principes
ignorés; ils font partie du cerveau humain comme de tout
autre corps animé. Chomsky est sceptique quant à
la possibilité de les connaître: "... mais il
est possible aussi que ces principes opératoires soient
non seulement inconnus, mais même inconnaissables à
cause des limites de nos capacités intellectuelles, une
éventualité qu'on ne peut exclure a priori
attendu que notre esprit est un système biologique donné,
avec ses capacités et ses limites intrinsèques".
Le principe de la cognition du monde, qui apparaît tout
naturel dans le contexte des tendances du devenir de l'ordre matériel,
permet d'entrevoir la possibilité pour la conscience de
connaître le monde et l'esprit. Le problème qui se
pose à présent est philosophique puisque les expérimentations
actuelles ne suggèrent pas de modèle adéquat
pour l'esprit. Il faut donc concevoir un modèle nouveau,
sur des bases philosophiques, afin qu'on puisse entreprendre des
recherches expérimentales à l'aide d'une méthodologie
scientifique spécifique d'un autre type peut-être
que de l'actuel.
Si général soit-il, le modèle structural-phénoménologique
montre que l'esprit et la pensée ont une composante structurale,
de nature calculatoire, et qui fonctionne en symbiose avec une
composante phénoménologique. La fonctionnement de
l'esprit et de la pensée ne connaît pas de solution
de continuité entre le phénoménologique et
le structural. Dire que l'esprit est uniquement phénoménologique
serait, à notre point de vue, exagéré. Il
n'est pas moins vrai que la composante phénoménologique
joue un rôle capital, elle rend possible la créativité,
l'intuition, la formation de la conscience mentale qui participent
au processus de la pensée. Pour le moment cependant il
est trop tôt pour avancer un modèle détaillé
de la pensée et de l'esprit. Des progrès dans cette
direction seront réalisés au fur et à mesure
que seront découverts les secrets informationnels de la
substance vivante. Mais si nombreux que soient les mystères
de la pensée qui seront dévoilés, celle-ci
ne perdra jamais sa très grande beauté.
[Table des matières]
[Préface]
[Chapitre 1]
[Chapitre 2]
[Chapitre 3]
[Chapitre 4]
[Chapitre 5]
[Chapitre 6]
[Chapitre 7]
[Chapitre 8]
[Chapitre 9]
[Chapitre 10]
[Chapitre 11]
[Chapitre 12]
[Chapitre 13]
[Glossaire]
[Références bibliographiques]