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Chapitre 1
La Philosophie et l'Unification de la Science
Généralités sur les liens science/humanisme.
Comment l'homme, avec toute sa richesse, pourrait-il n'être
qu'un dérivé de la physique des particules élémentaires
et des forces qui agissent entre ces particules? Une philosophie
fondée seulement sur la physique, en tous cas sur la physique
actuelle, ne peut suffire à expliquer l'homme, ni son environnement.
La physique est, par définition, la science de la matière
mais elle n'est encore qu'une science de la substance. La biologie,
dans ses fondements actuels, se réduit somme toute à
la physique. La chimie à son tour, et de fait toutes la
sciences de la nature, ne peuvent donc expliquer le monde précisément
à cause de l'existence de l'"homme". Serait-il
alors possible que l'explication de la réalité soit
fournie par les sciences sociales et socio-humaines qui, elles,
sont centrées sur l'homme? Mais où celles-ci peuvent-elles
trouver les principes premiers capables d'ancrer l'homme dans
l'existant? A elles seules, elles ne sauraient non plus expliquer
le monde. Il nous est donc nécessaire de conjuguer toutes
les sciences pour augmenter nos chances de comprendre la réalité.
Accomplir cette grande unification des sciences ne signifie pas
unifier les forces physiques en une seule, mais trouver un nombre
minimum de principes premiers aptes à expliquer la réalité
dans sa diversité. Cela veut dire que ces principes devraient
être assez généraux pour couvrir le nombre
infini des mondes potentiels et, à la fois, assez précis
pour rendre compte de la diversité de chaque monde concret.
Nous ne proposerons pas une unification expliquant l'univers physique
sans embrasser l'univers humain, y compris sa dimension sociale,
car l'unification des seules forces physiques peut représenter
une explication pour un philosophe de la physique, mais certainement
pas pour un philosophe tout court.
La question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point,
dans quelle mesure, notre monde, l'univers où nous vivons,
sont déterminés par la matière profonde,
par ses propriétés, ses principes premiers? Et,
plus particulièrement, dans quelle mesure l'humanité
est-elle déterminée par cette matière profonde,
et, si elle l'est, quelle est sa raison d'être ?
En tant qu'espèce biologique, la raison d'être de
l'humanité est, on le sait bien, celle de toute autre espèce:
exister, vivre et survivre. Si la vie des espèces et la
vie, en général, a effectivement une raison d'être,
alors celle-ci ne saurait être découverte que dans
les tendances du devenir. Mais, en tant que proprement humaine,
elle est surtout une conscience vivante. Comme nulle autre espèce
ne semble avoir atteint un tel stade, le rôle de l'humanité
serait d'assurer l'existence d'une conscience dans l'univers.
Sa raison d'être n'est donc pas purement biologique mais
aussi d'ordre spirituel: faire naître et perpétuer
l'esprit.
Mais alors, quel est le rôle de la conscience, de l'esprit?
La conscience signifie connaissance, tension philosophique, états
d'esprit, créativité et création; et, en
tant que processus s'accomplissant dans la matière, la
conscience cherche à s'accorder aux tendances du devenir
de la matière, ces tendances étant liées
à toute évolution. Vue comme liée à
la matière, la conscience peut tendre à la création,
certes à long terme, d'un nouvel univers, d'un nouveau
cycle de la matière. Mais, en général, elle
tend à créer plus immédiatement des univers
sociaux, culturels, artistiques, technologiques, philosophiques.
Jusqu'à ce que la science les élucide, c'est la
philosophie qui peut explorer les aspects de ce genre et, l'ayant
fait, elle peut proposer à la science de nouveaux modèles.
Il est même possible que, dans une première phase,
notamment en ce qui concerne l'homme, de pareils modèles
reflètent aussi ses propres désirs, ceux qui découlent
de ses intentions ou du contexte social. Comme ces désirs
sont issus de sa propre réalité, il n'est pas exclu
qu'ils correspondent d'une certaine façon à la réalité
entière, malgré les erreurs qui pourraient s'y glisser.
Par exemple, à tel moment de l'histoire, l'homme a désiré
se mettre en accord avec l'Univers, avec le cosmos extérieur,
comme on dit aujourd'hui. De même, le moment est peut-être
venu d'un accord avec le cosmos intérieur, tel que
l'homme le comprend actuellement. Mais ceci constitue un progrès
quant à la compréhension de l'existence de l'humanité.
Un tel progrès pourrait à son tour ouvrir de nouvelles
perspectives à la relation entre la science et l'humanisme.
Pour comprendre cette relation, il existe divers points de repère.
Tous semblent subordonnés à, sinon même occultés
par, la façon dont l'homme conçoit sa position dans
l'existant. De ce point de vue, la science n'offre pas de vérité
objective. Il est même probable qu'une telle vérité
ne puisse jamais être complète parce que, ne l'oublions
pas, la place que l'homme s'attribue dans le monde aura toujours
aussi un caractère élaboré, inventé,
créé. C'est pourquoi la façon dont l'homme
conçoit sa position est d'une importance décisive
dans les relations entre science et humanisme. Il est clair que
la solution à ce problème doit nécessairement
incorporer la vérité scientifique à une vision
philosophique considérant l'existence dans son ensemble,
la seule capable d'y apporter cohérence et harmonie.
Enfin, faut-il encore rappeler que cette solution ne saurait être
conçue par un seul homme, mais par tous les humains, dans
le contexte d'une interaction sociale. Certes, cela ne veut pas
dire que des positions strictement individuelles ne puissent faire
surface, mais celles-ci restent sans importance pour la relation
science/humanisme.C'est dire qu'en dernière instance la manière de
concevoir la position de l'homme dans l'existant dépend
à la fois de la science, de la philosophie et de la vie
sociale.
Position de l'homme dans l'univers.
La révolution quantique-relativiste intervenue dans la
science au début de ce siècle n'a pas modifié
de façon significative notre vue de la position de l'homme
dans l'univers. Il reste dans le même univers clos, bien
qu'infini, décrit par la révolution newtonienne
du XVIIème siècle. Notre conception de nous-mêmes,
face au cosmos, n'a pas vraiment changé depuis la première
grande révolution scientifique, celle issue de la mentalité
de la Renaissance. Signalons sans insister qu'une étude
des liens existant entre cette première révolution
scientifique et la Renaissance, envisagée en tant que révolution
de l'esprit humain, pourrait dévoiler des aspects aussi
intéressants que significatifs pour une meilleure compréhension
de la relation science/humanisme.
Toujours est-il que la révolution quantique-relativiste
(la seconde grande révolution scientifique après
celle de la Renaissance), suivie de la révolution microélectronique-informatique
et de celle de la biologie moléculaire, a causé
bien quelques fissures, notamment par l'impact des deux dernières,
qui ont ébranlé le piédestal sur lequel résidait
l'ancienne élaboration conceptuelle relative à la
position de l'homme. Ce sont ces fissures mêmes qui permettent
d'y glisser de nouvelles structures philosophiques en attendant
que la science se constitue une nouvelle base d'où naîtra
une autre grande révolution scientifique.
Il est bien difficile de découvrir le réseau des
liens entre science et humanisme, parce que ce réseau contient
des concepts humains, eux-mêmes sujets à évoluer.
Il est d'ailleurs bien possible que nous atteignons présentement
une phase de modification radicale de certains de ces concepts.
Le rapport entre la science et l'humanisme peut être découvert
dans l'esprit de l'homme, siège des deux, mais la manière
utilisée jusqu'à présent pour le trouver
est de nature essentiellement affective. Une voie plus rationnelle
se présente en reliant ce rapport à la place de
l'homme dans l'univers. Dans l'état actuel des sciences
de la nature, celles-ci ne peuvent attribuer à l'homme
une position qui le distingue vraiment des automates intelligents.
Sur le plan conceptuel, l'homme artificiel en tant qu'automate
intelligent existe déjà comme existent déjà
des projets de construction d'ordinateurs si complexes qu'ils
peuvent égaler, voire surpasser, toutes les performances
intelligentes de l'homme. Même en admettant que ceci soit
absolument certain, il n'en reste pas moins que nous sommes toujours
incapables de connaître avec exactitude ce qui se passe
dans l'esprit humain. Chacun d'entre nous a connu et connaît
ses propres états intérieurs mais personne n'a eu
et n'a une connaissance directe des états intérieurs
d'autrui. Il existe certes des programmes d'intelligence artificielle
dotés d'un comportement linguistique similaire à
celui de l'homme et de tels programmes ne sont pas sans donner
l'impression de donner lieu à des processus mentaux. Certains
d'entre eux ont même été utilisés,
avec quelque succès paraît-il, dans la thérapie
psychiatrique car ils créent l'illusion d'un colocuteur
humain patient et compréhensif. Mais aucun ingrédient
n'a été découvert jusqu'à présent
par la physique et la biologie qui puisse justifier scientifiquement
la différence entre l'homme et les automates ou les robots
intelligents. Il faut bien dire qu'actuellement seule la psychologie,
quand elle n'est pas totalement influencée par les sciences
naturelles, et les sciences sociales, qui par leur nature ne peuvent
subir la tutelle des sciences naturelles, osent encore affirmer
qu'il n'est pas impossible que l'homme déborde ce mode
automatique de fonctionnement, comme on le conçoit de nos
jours dans un contexte scientifique.
La science a "promu" l'homme au rang des objets intelligents
et programmables, mais, par là même, au rang des
objets dépourvus d'une valeur spéciale dans l'univers,
des objets "sans âme" (qu'est-ce que l'âme
à la lumière de la physique ou de la biologie?)
et sans poésie. Et pourtant l'homme continue de jeter son
défi à la science par les moyens de la philosophie,
de la poésie, de la créativité qu'il montre
et, en dernière instance, il réussit à contraindre
la science à la clarification de ce qui lui est dû:
une position peut-être non déterminante, mais certainement
privilégiée dans l'existant. C'est là un
fait un peu trop négligé, un fait que plus aucune
théorie ne vient défendre. Or, il n'y a pas d'humanisme
possible sans une haute image de l'homme, mais en réalité
cette "haute" image s'est continuellement
détériorée.
Dès lors, par quoi, par où commencer? Sans doute,
en premier lieu faudrait-il comprendre la vie en tant que processus.
Mais elle semble encore inexplicable dans les limites actuelles
de la physique et de la biologie. Et pourtant, elle existe. Tant
que le matérialisme ne sortira pas du joug pesant du substantialisme
et ne se dirigera pas vers d'autres formes de matière,
aux propriétés absolument neuves, il est difficile
de supposer que la vie puisse être expliquée. Le
progrès de la science est donc aussi nécessaire
à la santé morale de l'humanité.
Cependant, arriver à comprendre la vie en tant que processus,
ne mènera-t-il pas à une nouvelle désillusion
scientifique dans la compréhension de l'humanité
de l'homme? A notre avis, un pareil pessimisme n'est pas justifié
car "expliquer la vie" signifie comprendre la vie aussi
dans ses manifestations mentales, humaines. Le jour où
l'on arrivera à comprendre la vie, la vérité
que tout homme connaît partiellement sur soi-même
se révélera et, tout naturellement, se raccordera
à la vérité de tout l'existant, car la vérité
que l'homme porte en soi doit être pour ainsi dire "une
vérité vraie", puisque l'homme est issu de
la même matière que celle qui constitue le reste
du réel. Aussi, l'homme devrait-il avoir une plus grande
confiance dans sa conscience et ne pas céder à une
réduction due à l'application d'une science transitoire
et évidemment incomplète. En premier lieu, l'homme
devrait prendre soin de sa conscience, après quoi il devrait
amener la science, quoiqu'il en coûte, à la hauteur
de sa conscience.
L'unité de la science, qu'on ne trouve de nos jours ni
dans l'univers quantique, ni dans celui de la théorie de
relativité et ni dans le monde quantique-relativiste, devra
être recherchée pour ainsi dire au fond de la matière,
dans des couches capables d'expliquer à la fois ces univers
et l'univers psychique et social. Ce n'est qu'en découvrant
leur source commune que la connaissance scientifique assurera
l'unité de toutes les sciences.
[Table des matières]
[Préface]
[Chapitre 1]
[Chapitre 2]
[Chapitre 3]
[Chapitre 4]
[Chapitre 5]
[Chapitre 6]
[Chapitre 7]
[Chapitre 8]
[Chapitre 9]
[Chapitre 10]
[Chapitre 11]
[Chapitre 12]
[Chapitre 13]
[Glossaire]
[Références bibliographiques]